Quels sont, selon vous, les leurres du transhumanisme ?
0livier Rey : Le plus important d’entre eux consiste à présenter l’hybridation avec la machine comme l’occasion d’un épanouissement sans précédent de notre être. Mais en fait de libération vis-à-vis de nos limites, il s’agit en vérité de nous brancher toujours plus étroitement sur le système techno-économique global, de nous permettre de mieux satisfaire à ses exigences croissantes. Il devient chaque jour plus difficile pour un être humain de trouver une place décente en ce monde sans le secours de multiples appareils de plus en plus sophistiqués et une connexion entre ces appareils en nous. On voit l’inversion : la technique était là pour augmenter nos facultés d’intervention sur le monde, et voilà que la technologie entend coloniser notre propre corps. La plupart des hommes et des femmes sont naturellement rebutées par une telle perspective. D’où l’intense propagande déployée par les transhumanistes pour vaincre les résistances, une inflation délirante des promesses (la « mort de la mort », et autres fadaises) pour arracher le consentement…/…
Quelle voie pour sauvegarder notre spécificité ?
O.R. : Au bout du compte, nous sommes reconduits à la question de notre attitude fondamentale à l’égard du monde et de la vie. Il y a ceux qui, sans nier la présence du mal ni la multitude des problèmes qui se posent à nous, éprouvent d’abord de la gratitude pour la vie et le monde qui nous sont donnés. Dès lors, il nous appartient d’habiter le mieux possible notre condition – ce qui suppose d’agir, mais également d’accepter des limites à nos interventions. Il y a aussi ceux qui, au nom de la présence du mal dans le monde, considèrent ce monde comme fondamentalement mauvais. Ainsi les anciens gnostiques, qui cherchaient à libérer leur âme de sa prison matérielle. Les transhumanistes sont, à leur manière, de nouveaux gnostiques, à ceci près qu’au lieu de fuir la matière ils prétendent entièrement la soumettre par la technologie. Ce rêve est aussi funeste que celui qui entendait faire disparaître le mal de la terre par une révolution politique. Notre spécificité a été merveilleusement décrite par Pascal: » Il ne faut pas que l ‘homme croie qu’il est égal aux bêtes ni aux anges, ni qu’il ignore l ‘un et l ‘autre, mais qu’il sache l’un et l’autre. » Être un « bon » homme, c’est assumer ce caractère intermédiaire, avec les grâces et les servitudes qu’il comporte.
Les transhumanistes veulent nous placer devant une alternative : s’augmenter ou disparaître. Pour ma part, je préférerais disparaître humainement que survivre inhumainement. Par ailleurs, même dans une optique de survie, je ne crois pas que mettre tous ses œufs dans le panier technologique soit avisé pour traverser les temps chaotiques qui s’annoncent. Quelques vertus paléolithiques risquent de s’avérer nécessaires. ▪
Propos recueillis par Anne-Laure Debaecker
Lu dans Valeurs actuelles du 18 octobre 2018
Leurre et malheur du transhumanisme – Olivier Rey, Desclée de Brouwer, 196 pages, 16,90€.