Pierre Olivier Arduin
Sous la dictature du relativisme qui marque le fonctionnement de nos institutions, comment éviter, selon l’expression «augustinienne» de celui qui n’était encore que le cardinal Joseph Ratzinger, qu’une communauté ne devienne «une communauté de brigands» ? «Si existe une justice qui ne se mesure pas à l’intérêt du groupe mais à un critère universel [[Cardinal Joseph Ratzinger, Un tournant pour l’Europe ?Flammarion/Saint-Augustin, 1996, p. 121.]]», répond-il. Sans une justice traversée de part en part par cette référence universelle, « apparaît alors le meurtre organisé d’êtres humains innocents – avant leur naissance – commis sous le couvert d’un droit institué pour répondre aux intérêts d’une majorité [[Ibid.]]».
Seule la vérité libératrice d’un principe commun et universel fera naître la rénovation morale que beaucoup attendent en unissant valablement les hommes dans les choix difficiles qui les convoquent. Quelle norme adopter pour orienter nos pratiques technoscientifiques ? Certainement pas la technique elle-même car celle-ci, « lorsqu’elle réduit l’être humain à un objet d’expérimentation, finit par abandonner le sujet faible à la volonté du plus fort. Se fier aveuglément à la technique comme unique garante de progrès, sans offrir dans le même temps un code éthique qui plonge ses racines dans cette même réalité qui est étudiée, reviendrait à porter atteinte à la nature humaine, avec des conséquences dévastatrices pour tous [[Benoît XVI, Discours à l’Assemblée générale de l’Académie pontificale pour la Vie, 24 février 2007.]]», nous dit Benoît XVI. Il le confirme dans sa récente encyclique : « La science peut contribuer beaucoup à l’humanisation du monde et de l’humanité. Cependant, elle peut aussi détruire l’homme et le monde si elle n’est pas orientée par des forces qui se trouvent en dehors d’elle [[Benoît XVI, Spe salvi, n. 25.]]». Mais alors, face aux développements biotechniques, quel sera le contenu de ce critère moral du Bien au service des exigences de la conscience humaine ?
Il n’y en a qu’un seul. La raison ultime et justifiante qui fait qu’un acte biomédical portant sur la vie humaine est un acte juste ou injuste, bon ou mauvais, licite ou illicite, est le respect intangible de l’être humain lui-même depuis sa conception jusqu’à son terme naturel. Le grand critère de jugement mettant à nu toute l’épaisseur du réel et permettant d’éclairer notre discernement dans la complexité des pratiques actuelles réside bien dans cette exigence. L’éthique qui placerait au cœur de sa raison ce critère est ce qu’on peut appeler une éthique personnaliste authentique.
C’est le seul modèle humaniste exigeant et intégral capable de résoudre les incohérences et les dérives produites par la dictature du relativisme. C’est l’existence de ce référent moral supérieur qui fonde solidement la distinction du Bien et du Mal, du Juste et de l’Injuste, par-delà toute convention ou discussion entre les hommes. Ce critère ressort de l’évidence rationnelle comme l’a évoqué Benoît XVI dans une lettre adressée au Congrès national de bioéthique promu à Cuba en janvier 2007, encourageant les participants « à promouvoir une authentique culture de la vie qui, en reconnaissant le bien que la recherche peut donner à la société, ait présent à l’esprit le devoir scientifique d’être toujours guidés par un critère éthique, critère qui ne peut être autre que le service de l’être humain à chaque étape de son existence dans une attitude d’accueil et de respect de la part de tous [[Zenit, Benoît XVI, Message aux participants du Congrès national de Bioéthique de la Havane, 5 février 2007.]]».
Notons bien que les réflexions du magistère à propos du respect inconditionnel de l’être humain ne sont pas avant tout de nature confessionnelle mais de nature rationnelle. Jean-Paul II l’avait bien précisé. Le devoir de s’engager pour le respect de la vie de tout être humain ne consiste pas à « imposer aux non-croyants une perspective de foi mais à interpréter et à défendre les valeurs fondées sur la nature même de l’être humain [[Jean-Paul II, Lettre apostolique Au début du nouveau millénaire, n.51, 6 janvier 2001.]]». Il ne s’agit aucunement d’édicter des normes religieuses mais d’indiquer à tous ce que la conscience humaine universelle réprouve, à savoir la suppression intentionnelle d’êtres humains[[Jean-Paul II, Evangelium vitae, n. 101 : « L’Evangile de la Vie n’est pas exclusivement réservé aux croyants, il est pour tous. La question de la vie, de sa défense et de sa promotion, n’est pas la prérogative des seuls chrétiens. (…) Il y a assurément dans la vie une valeur sacrée et religieuse, mais en aucune manière on ne peut dire que cela n’interpelle que les croyants : en effet, il s’agit d’une valeur que tout être humain peut saisir à la lumière de la raison et qui concerne nécessairement tout le monde ».]].
La réflexion des chrétiens à propos des enjeux bioéthiques d’aujourd’hui repose d’abord sur une conception juste et argumentée de la personne humaine. Il s’agit de reconnaître en l’être humain une réalité constitutionnelle incontournable qui fait de lui le sommet du monde visible. La grande tradition personnaliste sur les plans éthique et politique a toujours pris comme point de référence l’être humain considéré à la fois comme la source et le couronnement de toute organisation ou décision au sein de la cité.
Pour que la bioéthique ait encore un sens, elle ne peut s’affranchir du fait que le premier bien fondamental, et donc le premier droit, d’un être humain quel qu’il soit, est sa propre vie. Tout ce qui pourrait conduire à son élimination doit être considéré comme la plus grande privation et la plus grande violence qui puissent être infligées à un homme. Le respect intangible de sa vie est donc une exigence fondamentale : c’est le critère métaéthique et transpolitique capable d’orienter toute délibération et surplombant tout discours. Point de référence sûr, enraciné dans l’être humain lui-même et dans ce que l’on nomme la loi morale naturelle.
Il est vrai que l’Eglise est aux avant-postes pour nous parler de cette morale commune, mais il faut impérativement comprendre que le principe du respect de la vie humaine n’exige pas de celui qui l’embrasse la profession de la foi chrétienne, même si l’Eglise dans le même temps le confirme et le protège comme un bien précieux. Penser le contraire serait un formidable contresens à ce moment précis de notre histoire où certains considèrent que tout vie humaine ne vaut pas forcément la peine d’être vécue et où l’être humain est toujours plus instrumentalisé et évalué. « Le fait que certaines de ces vérités soient aussi enseignées par l’Église ne réduit en rien la légitimité civile ni la «laïcité» (…). En effet, la «laïcité» désigne en premier lieu l’attitude de qui respecte les vérités procédant de la connaissance naturelle sur l’homme qui vit en société, même si ces vérités sont enseignées aussi par une religion particulière, car la vérité est une [[J. Cardinal Ratzinger, Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, 24 novembre 2002, n.6.]]», déclare dans un raccourci extraordinaire l’ancien Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.
Il faut donc admettre que le service que rend à tous les hommes le magistère de l’Eglise catholique se présente comme diaconie de la vérité et charité intellectuelle. Le christianisme défend la raison humaine de tout réductionnisme et montre qu’elle est orientée vers la vérité, qu’elle présente cette capacité à parvenir à connaître la réalité intelligible avec une certitude authentique malgré l’effort à mettre en œuvre pour surmonter sa part de faiblesse.
Le critère universel d’inviolabilité de la vie humaine qui peut être embrassé rationnellement est ainsi la possibilité même d’un manifeste pour un véritable humanisme. Il faut y voir les coordonnées inspiratrices et programmatrices d’une éthique personnaliste qui nous accordera non seulement de penser ensemble mais aussi d’agir ensemble. L’éthique personnaliste ne peut en aucun cas être cantonnée aux cercles fermés de l’intra-ecclesialité mais doit être proposée avec confiance à tous comme l’instrument servant et confortant l’édification d’une nouvelle culture de vie non assujettie à la culture de mort du relativisme.
L’autorité morale de l’Eglise, experte en humanité, est pour cela appelée à briller à nouveau de tous ses feux. C’est bien parce que l’Eglise s’adresse aussi intelligemment à tous qu’elle est à la fois condamnée de manière radicale par certains tout en étant écoutée cependant avec attention par d’autres qui pressentent ses capacités à affronter le système relativiste et utilitariste de la bioéthique moderne. N’est-ce pas un choc culturel inédit qui est en train de se jouer entre l’Eglise et ce système qui accepte le principe du sacrifice de certaines vies ?
Parce que l’Eglise, nous dit Benoît XVI, « argumente à partir de la raison et du droit naturel, c’est-à-dire à partir de ce qui est conforme à la nature de tout être humain [[Benoît XVI, Lettre encyclique Deus caritas est, n. 28.]]», elle « a le devoir d’offrir sa contribution spécifique, grâce à la purification de la raison et à la formation éthique, afin que les exigences de la justice deviennent compréhensibles et politiques réalisables ». En effet, « elle ne peut ni ne doit non plus rester à l’écart dans la lutte pour la justice. Elle doit s’insérer en elle par la voie de l’argumentation rationnelle et elle doit réveiller les forces spirituelles, sans lesquelles la justice, qui requiert aussi des renoncements, ne peut s’affirmer ni se développer ». N’est-ce pas la haute conscience de cette mission qui doit susciter l’engagement de chacun ?
La confrontation avec la transgression ne peut que nous conduire à une opposition résolue accompagnée d’un surcroît de créativité et d’inventivité pour ouvrir de nouvelles voies au Bien. Ce travail doit être conduit dans un esprit nouveau : celui d’une alliance renouvelée entre le magistère et les Pasteurs d’une part et des laïcs bien formés d’autre part. Dans un monde où le droit à la vie est bafoué de manière toujours plus insidieuse, nous devons être des signes de contradiction et d’espérance. Nous inscrire dans un mouvement intellectuel de résistance auquel nous invite le développement du Magistère récent.
Devant l’onde de choc du relativisme et du terrorisme à visage humain, les catholiques sont attendus. La mise en exergue dans la Note Doctrinale du Cardinal Ratzinger précédemment citée de l’exemple donné par Saint Thomas More n’est pas accessoire dans un document de cette nature. Le choix d’un martyr, proclamé qui plus est protecteur céleste des responsables publics et politiques, qui a su témoigner jusqu’à la mort de la « dignité inaliénable de la conscience » nous fait toucher du doigt le niveau auquel il convient de se placer.