Brève réflexion sur le transhumain.
Jeudi 24 mars 2011, lancement du Parvis des Gentils, UNESCO
1.Pourquoi sommes-nous rassemblés ici ? Est‐ce pour une cérémonie protocolaire, un peu guindée, où chacun aura rempli sa fonction mais où personne ne sera venu avec son cœur ?
Est‐ce pour ouvrir une nouvelle « fenêtre de dialogue », comme s’il s’agissait encore d’accroître nos moyens de communication ou de faire figure d’homme ouvert et tolérant ?
Mon but n’est pas de provoquer, mais de poser une question simple. Mon but n’est pas de faire l’excentrique, mais d’être un homme qui s’adresse à d’autres hommes, par‐delà les étiquettes et les ordres du jour. Or, être homme, c’est d’abord ceci : non pas seulement vivre, mais s’interroger sur ses raisons de vivre. Et cette interrogation surgit d’autant plus crûment que l’homme se situe à ce point de tension déchirante : il désire la joie dans la vérité et l’amitié, et cependant il sait qu’il va mourir. Oui, tous, ici, que nous soyons ministre ou appariteur, nous aspirons moralement à une béatitude ensemble. Et en même temps, tous, ici, que nous soyons ambassadeur ou agent de sécurité, nous sommes physiquement voués à la décrépitude. En sorte que sous la lumière des projecteurs, malgré la puissance des micros, beaucoup de ténèbres, beaucoup de silence nous environnent…
2. Ce questionnement est certainement le propre de l’homme depuis l’origine. Il est l’animal
qui s’étonne d’exister. Sommes-nous des singes évolués, des primates parvenus au comble
de la sophistication ? La chose est douteuse. Car le comble de la perfection pour le primate
serait dans l’agilité suprême à se déplacer de branche en branche ou dans l’aisance absolue
pour se procurer des bananes. Elle n’est pas dans cette capacité d’être pantois, cette faculté
qui vous laisse les yeux écarquillés, stupéfait, démuni devant le vertige d’être vivant. Elle
n’est pas dans cette pente à la contemplation qui, par exemple, vous fait si bien vous
émerveiller des rayures du tigre, que vous oubliez de vous protéger contre ses griffes.
Certains disent que l’émergence de l’homme, au cours de l’évolution, serait due à sa plus
grande capacité d’adaptation au monde. En même temps, l’homme fait figure de grand
inadapté : au lieu de vivre paisiblement selon l’instinct, il cherche un sens, il déchiffre le
monde comme une forêt de symbole, il désire un au‐delà, un au‐delà non pas forcément
comme un autre monde, mais comme une manière de pénétrer dans le secret de ce monde,
de l’étreindre dans son mystère, de le boire à sa source.
Nous avons ainsi tous, ici, ministre ou agent de sécurité, le sentiment d’être des passagers
ou des passants. Non seulement parce que nous sommes mortels ; mais aussi, parce que
dans notre vie même, nous désirons un dépassement, pas nécessairement un dépassement
vers un ailleurs, car ce ne serait que du tourisme, et le tourisme, en matière de spiritualité,
est plus fréquent qu’on ne l’imagine. Nous désirons plutôt un dépassement dans l’intensité
de notre manière d’être ici et maintenant, les uns avec les autres, cherchant à être enfin, les
uns avec les autres, sans hypocrisie, dans une vérité et une amitié profonde (avouons‐le, dès
que l’on gratte un peu le vernis du décorum, nous sommes loin encore de cette vérité et de
cette amitié, parce qu’elle supposerait que tous les masques tombent et que nous soyons
spirituellement mis à nu).
Nietzsche le rappelle : « Ce qui est grand dans l’homme est de n’être pas un but mais un
pont : ce qui peut être aimé dans l’homme est d’être un passage et une chute [[Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Prologue », 4.]]. » Avec une
telle phrase, Nietzsche fait penser à Rousseau, selon qui l’homme se distingue des autres
animaux non pas par sa perfection, mais par sa « perfectibilité », et il semble surtout
reprendre une affirmation de Blaise Pascal : « Apprenez que l’homme passe infiniment
l’homme [[Pascal, Pensées, éd. Le Guern, § 102.]] »
3. Ce questionnement de l’homme qui cherche un au‐delà prend aujourd’hui, dans ce lieu,
une signification particulière. Car nous vivons aujourd’hui la crise radicale de l’humanisme.
Sans doute est‐ce bien la crise majeure à laquelle nous devons faire face aujourd’hui : non
pas tant une crise financière ou écologique ou religieuse, mais une crise anthropologique et
même métaphysique. Nous nous trouvons à un point unique dans l’histoire, si bien que les
appels à un nouvel humanisme, comme à un retour aux Lumières, ne peuvent être que des
signes d’aveuglement.
Quand on prétend fonder l’humanisme sur l’homme lui‐même, il se passe la même chose
que lorsqu’on prétend ériger un édifice en dehors de tout appui extérieur : il s’effondre.
Pour que l’édifice s’élève, il a besoin d’un sol. Pour que l’homme s’élève, il a besoin d’un Ciel.
Ce que j’appelle un Ciel, c’est une espérance. Les autres animaux s’engendrent par instinct.
L’homme a besoin de raisons pour donner la vie. Sans ces raisons, sans une espérance, sans
doute ne se suicidera‐t‐il pas, parce qu’il y a en lui cette inertie qui l’entraîne à continuer sa
course comme un solide dans l’espace vide, mais du moins il ne donnera plus la vie, parce
qu’il ne voit pas pourquoi faire des enfants, si c’est pour la pourriture. L’espérance n’est pas
une cerise sur le gâteau, elle doit se déclarer à même notre chair, à même notre sexe. Les
Juifs le savent bien : c’est dans leur sexe que se trouvent le signe de l’Alliance avec l’Eternel,
parce que, si je ne crois pas en cette Alliance, pourquoi continuer l’aventure humaine,
pourquoi s’obstiner à alimenter le charnier ? Voilà ce qui singularise l’homme entre tous les
animaux : il doit s’élever vers le Ciel avant de pouvoir bien coucher avec sa femme.
C’est en cela – très simplement – que l’homme passe infiniment l’homme. Il cherche ses
raisons de vivre au‐delà de lui‐même. Il aspire à une joie qu’il ne possède pas encore
vraiment et dont il attend l’accomplissement dans quelque chose, disons‐le, de
« surnaturel ». Nous pouvons reprendre ici un verbe inventé par Dante, et dire que l’homme
est fait pour « transhumaner ».
4. Mais comment « transhumaner » ? Que faut‐il entendre par « transhumanisme » ? Ce
mot doit résonner spécialement entre ces murs. Car le substantif, « transhumanisme », a été
forgé en 1957 par le biologiste Julian Huxley, qui fut le premier directeur général de
l’UNESCO. Ce qui est très intéressant, c’est que ce premier directeur général de l’Unesco
n’entendait pas le « transhumanisme » à la manière de Dante. Sa pensée va même
radicalement contre celle de la Divine Comédie. Mais elle a l’avantage de nous manifester la
seule alternative qui se pose aujourd’hui dans le monde moderne.
Frère d’Aldous Huxley, l’auteur du Meilleurs des mondes (A Brave New World), on pourrait
s’attendre à ce que Julian Huxley fût vacciné contre toute tentation eugéniste. Or, c’est tout
le contraire. Ce n’est pas que Julian Huxley fût inconséquent, non, il était d’une extrême
cohérence. En 1941, au moment même où les nazis gazaient les malades mentaux, Julian
Huxley écrivait avec une certaine audace : « Une fois pleinement saisies les conséquences qu’implique la biologie évolutionnelle, l’eugénique deviendra inévitablement une partie
intégrante de la religion de l’avenir, ou du complexe de sentiments, quel qu’il soit, qui
pourra, dans l’avenir, prendre la place de la religion organisée[[Julian Huxley, L’Homme, cet être unique (1941), trad. J. Castier, La Presse française et étrangère, Paris, 1947,
p. 52‐53. Voir André Pichot, La société pure, de Darwin à Hitler, Flammarion, coll. « Champs », Paris, p. 9‐10 et
p. 287.]]. » Ces propos ont été écrits
en 1941. Mais c’est en 1947, alors qu’il est déjà directeur général de l’UNESCO, qu’ils sont
publiés en français. Pas une ligne n’a été changée à l’époque. Certes, Huxley était antinazi,
social‐démocrate et surtout antiraciste (ce qui d’ailleurs ne l’empêchait pas d’écrire dans le
texte déjà cité : « Je considère comme absolument probable que les nègres authentiques ont
une intelligence moyenne légèrement inférieure à celle des Blancs ou des Jaunes »), mais
Huxley prétendait remplacer les religions traditionnelles par la religion des biotechnologies.
Bien sûr, il ne s’agit pas de faire ici le procès de Julian Huxley. Je voudrais seulement mettre
en relief une idéologie si répandue qu’elle n’a pas épargné ce lieu, qu’elle a même eu pour
illustre représentant son premier directeur général. Si, en 1957, ce premier directeur général
de l’UNESCO invente le substantif « transhumanisme », c’est pour ne plus parler
d’« eugénisme », mot rendu difficile à manipuler depuis l’eugénisme nazi. Cependant, c’est
la même chose qui est visée : la rédemption de l’homme par la technique. Je cite le texte de
1957 qui invente le terme ; il pose ce « nouveau principe » : « La qualité des personnes, et
non la seule quantité, est ce que nous devons viser : par conséquent, une politique
concertée est nécessaire pour empêcher le flot croissant de la population de submerger tous
nos espoirs d’un monde meilleur[[Julian Huxley, In New Bottles for New Wine, Chatto & Windus, London, 1957, pp. 13‐17. Mis en ligne par la
World Transhumanist Association : http://www.transhumanism.org/index.php/WTA/more/huxley]]. » Le Better World de Julian n’est pas si éloigné du Brave
New World d’Aldous. Il s’agit bien d’améliorer la « qualité » des individus, comme on
améliore la « qualité » des produits, et donc, probablement, d’éliminer ou d’empêcher la
naissance de tout ce qui apparaîtrait comme anormal ou déficient.
5. Vous voyez que c’est la définition même de l’homme qui est en jeu dans notre rencontre.
Et donc l’avenir même de l’homme. L’homme cherche un au‐delà. Il est par essence
transhumain. Mais comment s’accomplit le trans du transhumain ? Est‐ce par la culture et
l’ouverture au Transcendant ? Ou est‐ce par la technique et la manipulation génétique ? st-ceà travers le mystère de la parole ? Ou est‐ce par la volonté de puissance ? Certes,
l’UNESCO est une organisation mondiale vouée à la protection et au développement des
cultures. Mais aussi, comme toute organisation actuelle, elle est dévorée par la logistique
technocratique, c’est‐à‐dire par le désir de résoudre des problèmes au lieu de reconnaître le
mystère. Preuve en est l’ambiguïté dont témoigne son premier directeur général.
Eh bien, voilà ma question simple : devons‐nous prendre pour directeur Julian Huxley ou
bien devons‐nous prendre Dante ? La grandeur de l’homme est‐elle dans la facilité technique de vivre ? Ou bien est‐elle dans cette déchirure, dans cette ouverture comme un cri vers le Ciel, dans cet appel vers ce qui nous transcende réellement ? Remarquez qu’un
transhumanisme dont l’homme serait le producteur n’est pas un vrai transhumanisme : il ne
tourne pas vers l’au‐delà de l’humain, mais vers l’en‐deçà, réduisant l’homme à un objet
technique performant. Or, je le répète, la merveille de l’homme n’est pas dans sa
performance, sans quoi il ne serait que prouesse mécanique et il faudrait mettre au rebut tous les faibles. Sa merveille est dans le mystère de sa présence étonnée. Elle n’est pas dans
son efficience, mais dans l’épiphanie de son visage, quel qu’il soit, même si ce visage est
difforme, mais si c’est le visage d’un crucifié.
6. Notre modernité en est donc arrivée à ce point extrême, parce que nous avons désormais
la possibilité de réaliser concrètement le transhumanisme en termes techniques et de
considérer les hommes que nous sommes comme des bricolages archaïques et obsolètes.
Mais cette dernière extrémité est aussi une grâce. Elle nous permet, par opposition, de
mieux accueillir ce qui fait notre humanité : non pas un développement horizontal de notre
puissance, mais une élévation verticale de notre parole.
Telle est l’opportunité du Parvis des Gentils, qui est de prendre acte de cette situation
nouvelle. Il ne s’agit pas seulement de « dialogue entre croyants et non‐croyants ». Il s’agit
de poser la question de l’homme, et de reconnaître que ce qui fait sa spécificité n’est pas
d’être un super‐animal plus puissant que les autres, mais d’être ce réceptacle qui reccueille
toute créature avec amour, pour la tourner, par sa parole, par sa prière, par sa poésie, vers
sa source mystérieuse.
Fabrice Hadjadj