Susciter un lien social dans une société éclatée et dominée par l’individualisme.
Intervention prononcée dans le cadre de la conférence internationale organisée par le Conseil pontifical pour la Pastorale de la Santé sur La Dépression les 13-14-15 novembre 2003 (Vatican)
Depuis plusieurs dizaines d’années, dans les pays industrialisés, nous sommes confrontés à une énorme épidémie de dépression, une épidémie d’une importance sans égale dans toute l’ histoire de 1 ‘humanité. Pourtant, la dépression n’est pas une invention moderne. Elle a toujours été reconnue dans tous les continents et à toutes les époques comme un trouble nécessitant des soins, mais jusqu’à nos jours, le trouble était sporadique. Il était contenu. Il ne l’est plus. II ne cesse de s’étendre.
En brousse africaine, la dépression reste sporadique, mais dans les grandes villes africaines développées, les chiffres de dépression «s’occidentalisent». Que s’est-il passé? Il y a quelque chose de détraqué dans ce que, faute de mieux, j’appellerai la «modernité», qui fait que nous n’allons pas bien, mais vraiment pas bien du tout, et que cela s’aggrave un peu tous les jours.
Parce qu’elle n’en connaît pas les causes, la psychiatrie n’affirme pas que la dépression soit une maladie, mais elle la traite comme telle et souvent avec succès, mais elle n ‘ arrive à prévenir les rechutes que moins d’une fois sur deux. Dans sa démarche, la psychiatrie cherche à s’appuyer sur les sciences humaines. Or, celles-ci sont elles-mêmes déprimantes. Elles réduisent l’ homme à une série de fatalités biologiques, psychologiques et sociologiques. Pour elles, je suis entièrement conditionné: il n’y a plus d’espoir. Ce ne sont pas des sciences de l’ humain, mais du sub-humain. Elles ont laissé échapper ce qui est spécifique à l’homme parmi les primates, ce qui le constitue comme homme: tout ce qui est de la sphère de sa liberté, de sa responsabilité, de ses valeurs, ce qui le constitue comme personne humaine capable de vivre dans une communauté de personnes.
D’autre part, étant des sciences, plus elles poussent dans le détail de l’analyse, plus elles sont incapables de voir l’ homme dans son entier. Elles ne s’appuient sur aucune anthropologie philosophique, ce qui serait pourtant urgent quand on s’intéresse à une question comme celle de la dépression qui met en question nos raisons de vivre: pourquoi vivre ? pourquoi mourir ? Le déprimé qui ne veut plus vivre rencontre les grandes interrogations des philosophies et des religions de tous les temps. Celles-ci ont donc, sûrement, leur mot à dire dans la dépression, mais on fait comme si elles étaient, en pratique, inutiles.
En fait, les théories explicatives de la dépression se sont multipliées au rythme de la dépression, des modes et du marché. En voici quelques exemples. Les uns, organicistes, prétendent que la dépression provient d’un trouble biologique de l’humeur, les autres, psychanalystes, d’un trouble psychologique de l ‘humeur. Pour d’autres, cognitivistes, la tristesse n’est pas première mais secondaire à un système de croyances erronées. Pour tous ceux-là, tout se passe à l’intérieur de l’homme qui est conçu comme une monade au sens de Leibniz [[Les monades sont des entités parfaitement autosuffisantes, imperméables aux influences du dehors et sans aucun rapport avec les autres monades. Les monades circulent et se rencontrent sans se modifier les unes les autres. «Elles sont impénétrables à toute action extérieure, différentes chacune l’ une de l’autre, soumises à un changement continuel qui vient de leur propre fonds, et toutes douées d’ Appétition et de Perception.» (LALANDE A.: Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Paris, 1976).]] Les systématiciens, au contraire, affirment que la dépression n’est pas l’apanage d’un individu mais de toute une famille. Ils parlent de familles «dysfonctionnelles», au sens où les relations interindividuelles y sont si perturbées qu’elles produisent une dépression chez l’un des membres. Mais les personnes qui composent la famille sont complètement dissoutes au profit du seul système d’interactions familiales: les personnes n’existent plus. [[MEGGLE D.: Les Thérapies brèves, Presses de la Renaissance, Paris, 2002.]] Contrairement aux apparences et bien que dans certains cas nous ayions de fortes présomptions, les théories biologiques n’ont guère de consistance. A l’heure actuelle, elles ne sont pas bien étayées et servent plus à la promotion commerciale des médicaments par les laboratoires qu’à l’avancement de la connaissance. Les théories psychologiques n’ont guère plus de consistance. En effet, chacune est bâtie par généralisation à partir, seulement, de quelques cas étudiés. Aucune vérification n’est possible. Aucune n’est réfutable : quand une théorie rencontre un déprimé qui ne rentre pas dans les cases qu’elle a prévues pour lui, elle se complexifie, elle se contorsionne jusqu’à arriver à le digérer. Jamais vous ne verrez l’un de ces théoriciens, mis au contact d’un fait nouveau, dire qu’il s’est trompé et qu’il faut revoir certaines bases de sa théorie.
C’est pourquoi la seule attitude scientifique correcte pour les spécialistes est de répudier les théories apprises dans les livres et de s’intéresser à l’expérience vécue, concrète, unique, de chaque déprimé. Chaque déprimé est unique, l’expérience de chaque déprimé est unique. Il y a autant de dépressions que de patients déprimés. C’est au patient réel qu’il faut s’intéresser.
C’est en se souciant de ce qui fait mon souci et non pas en m’étiquetant sous le couvert d’une théorie ou d’une autre qu’on va m’aider à m’en sortir. Mon souci peut être d’avoir perdu ma mère, mon travail, ma santé, d’avoir un fils schizophrène ou d’avoir le sida. C’est à cela que le thérapeute vraiment scientifique doit s’intéresser. Cela suppose qu’il entre dans mon univers pour le connaître, respectueusement, et qu’il soigne sa communication. Je dois me sentir compris et il y a des mots qui blessent, tuent, soulagent ou guérissent. Heureusement, la communication a fait d’énormes progrès dans le dernier demi-siècle. Cette communication respectueuse et attentive, cette relation interpersonnelle vraie, est une première restauration du lien social. Ce sera le socle de tout le travail thérapeutique.
Certaines choses sont mieux vues, également. Autrefois, on disait que la dépression apparaissait après une perte: perte d’un emploi, d’un être cher, d’une sécurité ou autre. C’était vrai, mais anonyme, individualiste et bon pour les statistiques. Actuellement, on re-situe cette perte dans le cycle de la vie familiale. Enfants, nous devenons adultes, nous nous marions, nous avons des enfants, nos enfants partent pour se marier; bientôt, nous avons des petits-enfants; il nous faut vivre la retraite, vieillir et mourir. C’est la trame de nos jours;
à chaque fais, nous quittons des rivages connus pour en aborder de nouveaux. A chaque fois, nous devons perdre pour gagner.
Chacun de nous vit le cycle différemment. Si nous refusons la perte du connu, nous nous figeons et la crise dépressive s’enclenche. Nous n’avons pas d’autre façon d’aller de l’avant qu’en vivant des suites de sacrifices. Refuser le mouvement de la vie, c’est se condamner à la dépression et à ne pas découvrir de nouveaux rivages. La réalité reste là: on l’ accepte et on s’épanouit, on la refuse et on se brise. Voilà un objectif pratique donné à la thérapie: relancer la personne dans son cycle de vie familiale. C’est pragmatique et cela contribue à replacer l’être humain parmi ses semblables, dans le mystère de sa destinée personnelle et communautaire.
Toute cette approche (communication, cycle de vie) n’était pas envisageable il y a seulement trente ans. Des réponses adaptées sont maintenant possibles. Elles sont puissantes.
Cela dit, elles ne résolvent pas la question posée au départ: pourquoi cette pandémie dépressive ? Et nous avons vu que les théories obscurcissaient la question plutôt que d’aider à trouver la solution. Alors, il faut bien nous pencher sur l’évolution de la société, telle que nous l’avons voulue. La vérité est que nous vivons comme des fous et que, tout en nous en plaignant, nous n’avons aucune intention de faire autrement. Il n’est donc pas étonnant que la dépression explose.
Voici une petite liste des prouesses que nous sommes arrivés à réaliser en moins d’un demi-siècle.
Nous avons fait sauter à peu près toutes les traditions qui nous donnaient des repères mais que nous trouvions trop contraignantes, et nous les avons remplacées par des «fêtes» obligatoires et à usage commercial, comme Halloween et les compétitions sportives.
Les couples sont devenus terriblement instables et en se formant, ils se préparent déjà à la rupture. L’homme moderne, individualiste, se suffit à lui-même. Il revendique d’être une monade. Il n’admet pas que les échanges puissent le changer. Il n’a pas d’échanges, il a des rencontres qui lui suffisent pour consommer, de manière équivalente, du sexe, de la nourriture ou de la musique. Revendiquant sa liberté et la sincérité de ses sentiments, il a remplacé l’être par l’avoir. Il consomme, et une fois qu’il a joui, il est triste.
La pornographie déferle de tous côtés. Elle nous montre une sexualité qui n’est plus qu’un bien de consommation.
Le rôle du travail dans l’épanouissement de la personne humaine et de la société n’est plus perçu. Le travail est devenu un esclavage compétitif, vécu dans une insécurité permanente. Nous ne sommes plus que des instruments de production qui doivent rester en bon état. Et nous devons aller toujours plus vite, encombrés que sommes par trop d’informations, éparpillés que nous sommes par trop de sollicitations qui nous tirent dans tous les sens et en finale nous sommes énervés. C’est la maladie moderne des 3 E: EEE, Encombrement, Éparpillement, Enervement[[P. AMEDÉE, D. MEGGLE: Le Moine et le psychiatre, Bayard / Centurion, Paris, 1995.]]
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la religion n’intéresse plus alors que, de tout temps, l’homme y a cherché un sens à sa vie. En revanche, se répand une nouvelle religiosité qui prétend apaiser l’inquiétude de nos monades autocentrées par des techniques de relaxation baptisées prétentieusement «méditations». Nous n’avons plus aucune confiance dans nos dirigeants politiques, tous présumés technocrates, fascistes ou corrompus. Or, ils devraient être là pour diriger, donner le cap. En plus, leurs messages sont brouillés: l’ euro et la mondialisation nous sont présentés simultanément comme des chances inespérées et comme des contraintes impitoyables auxquelles nous ne pouvons pas échapper. Qui croire, que croire? J’arrête là ma petite liste. Comment ne pas déprimer dans tout cela ?
Et dans tout cela, explose la rancœur, le ressentiment, la haine, la dépression.
La forme moderne de dépression, celle qui a flambé, n’a pas de cause biologique ni psychologique. C’est une dépression qui vient de plus haut. C’est une dépression par manque de sens existentiel, ce que Victor FRANKL appelle «dépression noogène» [[FRANKL V .E.: The Doctor and the Soul, Vintage Books, New York, 1986.]] Elle est enclenchée dans la sphère de l’esprit et elle démontre qu’une société qui remplace systématiquement l’être par l’avoir fabrique des déprimés en série. Elle les rend fous. La privation de sens perturbe le psychisme et la biologie cérébrale humaine.
La bonne nouvelle, ici, est double. D’une part, nous avons la démonstration expérimentale que l’être humain, pour fonctionner correctement, a besoin de valeurs et de sens à son existence. Nous ne pouvons plus le nier. C’est sous nos yeux.
Comme nous avons fait à peu près tout ce qu’il ne fallait pas faire, par élimination, nous savons maintenant ce qu’il faut faire pour sortir de la pandémie dépressive, ou du moins, nous avons la direction pour cela: remettre l’homme, sa liberté, mais aussi sa responsabilité, ses valeurs et sa quête de sens au centre et au sommet de toute l’organisation sociale, économique et politique.
Cela peut paraître prétentieux et utopique. Je pense que cela n’est ni utopique ni prétentieux, pour une raison toute simple. C’est que le chemin que nous avons pris s’est révélé une impasse, que nous devons donc en changer et que nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de ne pas le faire, à moins de préférer le suicide collectif (lequel est aussi largement amorcé avec la généralisation de l’avortement). C’est une mesure de survie.
La deuxième bonne nouvelle est que, puisque la forme de dépression dont nous subissons les ravages est enclenchée dans la sphère de l’esprit, alors une action dans la sphère de l’esprit peut la soulager, restaurant du même coup et la personne et la société. Une action concrète, individuelle, est possible.
C’est là que la morale retrouve toute son importance, comme jamais dans l’histoire. La morale a été méprisée pendant des décennies et elle l’est plus que jamais. Comme par hasard, pendant ce temps, la dépression s’est étendue et continue à s’étendre. Méprisée des incroyants qui la remplacent par une «éthique» à géométrie variable, la morale a aussi été évacuée des églises occidentales au nom de l’amour: il ne fallait pas faire de «moralisme» – nous disait-on. Pourtant, la morale est la science du bonheur humain, le mode d’emploi de l’être humain, et pardonnez-moi cette expression l’«embrayage» de l’amour. Avec elle, on apprend à aimer. Avec elle, le «moteur humain » avance. Sans elle, il ne fait que du bruit.
La nécessité de ce grand retour de la morale, prêchée en direct, annoncée comme telle, sans fausse pudeur, comme une urgence de santé publique, ne devrait pas nous surprendre. Dans sa Règle, écrite à une autre période troublée de l’histoire, St Benoît éprouve le besoin de préciser à ses moines qu’ils ne doivent ni tuer ni voler, ni dire de faux témoignages: voilà donc des hommes qui se sont cloîtrés par amour du Seigneur à qui il faut redire, pour commencer, les plus élémentaires des Dix Commandements! C’est ce réalisme qui a évangélisé l’Europe, en créant un véritable lien social à partir du changement concret de comportement de chaque homme[[La Vie et la règle de Saint Benoît, Desclée de Brouwer, Paris, 1965 (Règle, ch. IV, Quels sont les instrument des bonnes œuvres ?).]]
Pour conclure, je souhaiterais terminer par l’essentiel, l’Evangile et le mandatum novum. Fondamentalement, les humains ne s’aiment pas eux-mêmes, ce qui fait le lit de la dépression comme des guerres, en fait de tous nos malheurs. Notre Seigneur nous dit: «Aime ton prochain comme toi même.» Beaucoup de patients me disent qu’ils ne peuvent pas aimer les autres parce qu’ils ne s’aiment pas eux-mêmes. Ils ne saisissent pas que Jésus nous demande d’aimer les autres et qu’en aimant les autres, nous commencerons à nous aimer nous-mêmes, ce qui est de loin la tâche la plus difficile de tout homme depuis le péché originel. C’est justement parce que nous ne nous aimons pas qu’il nous donne l’ordre formel de nous mettre au travail. C’est en nous donnant aux autres, comme Lui, que nous commencerons, peu à peu, à nous aimer. Nous nous libérons ainsi d’un grand poids, le pire, nous-mêmes. C’est un vrai travail qu’Il nous demande, celui de toute notre vie, aidé de sa grâce, avec les repères de la loi naturelle et de la sainte Eglise. Et c’est ainsi qu’il relève les effondrés: « et erigit omnes depressos. [[Ps CXLIV.]].»
Dr DOMINIQUE MEGGLÉ
Médecin psychiatre
Président de la Confédération
Francophone de Thérapies Brèves,
France.